Mise à jour le 17 septembre 2021

 

ASSURANCE CHÔMAGE : POURQUOI LA LUTTE CONTINUE (Septembre 2021)

Le régime d’assurance chômage est dans le collimateur du gouvernement depuis le début du mandat d’Emmanuel Macron : durcissement des sanctions contre les chômeurs, suppression de la cotisation salariale remplacée par l’impôt, puis des décrets en 2019 ayant pour objet de durcir les seuils d’accès à l’indemnisation et de baisser drastiquement les allocations. Ces mesures visent tout particulièrement les travailleuses et les travailleurs précaires qui alternent des contrats à durée déterminée (CDD) et des périodes de chômage (intérimaires, extra hôteliers, guides conférenciers etc.).

Comme le souligne le sociologue Mathieu Grégoire, il ne s’agit plus d’indemniser le chômage, mais seulement un surcroît de chômage par rapport à la situation antérieure. Le chômeur est tenu responsable de son chômage « structurel » s’il est tous les ans, par exemple, pendant six mois sans travail. Autant dire que la comparaison sera facile pour attaquer le régime spécifique des intermittents du spectacle, si la réforme du régime général passe.

Rappelons que dans le champ fédéral, il n’y a pas que des salariés intermittents du spectacle mais aussi des salariés sous contrats à durée déterminée de « droit commun » travaillant par exemple dans les festivals ou les lieux culturels, sur des postes administratifs, à l’accueil, au gardiennage etc.
Le gouvernement a dû surseoir partiellement à sa réforme pour les trois raisons suivantes : la pandémie, le chômage forcé qui en a résulté et l’action des syndicats devant le Conseil d’État.

Lors des occupations des lieux culturels au printemps dernier, nous avons largement dénoncé par notre mobilisation les profondes injustices de cette réforme. Le Conseil d’État a annulé en novembre 2020 la première version de la réforme pour ruptures d’égalité de traitement. Puis en juin dernier, le Conseil d’État saisi en référé a à nouveau suspendu le décret vaguement remanié.
Mais l’argumentaire de cet arrêt est faible : il ne s’agirait que de le suspendre le temps que la conjoncture économique s’améliore.

Le gouvernement s’est engouffré dans cette interprétation et annonce qu’il va ressortir un décret avant le 1er octobre en prétendant que le chômage est revenu au niveau précédant la crise sanitaire. Les entreprises ont du mal à recruter. E. Macron aurait sauvé la France...

Il y a toujours presque 6 millions de chômeurs, sans compter le halo de chômage (des personnes non-inscrites mais ne travaillant pas, souvent des femmes au foyer), et les soi-disant « offres non pourvues » (généralement pour des emplois hautement qualifiés ou au contraire très précaires) ne représentent que 5 % des effectifs de chômeurs !

Le gouvernement veut passer en force mais nous ne baissons pas les bras. De nouveaux recours sont en préparation contre un décret qui paraîtrait sans doute quelques minutes avant son entrée en vigueur.
En parallèle des actions que nous menons pour soutenir les droits à l’emploi et à la protection sociale des professionnel·le·s du spectacle, nous sommes plus que jamais engagés solidairement dans une lutte interprofessionnelle. Face à une réforme qui vise à enfoncer les travailleuses et les travailleurs les plus précaires, au plus grand bénéfice du patronat, ouvertement favorable à ce saccage pour accentuer la dégradation des conditions de rémunération et de travail…

NE LÂCHONS RIEN !

________________________________________
INTERMITTENTS DU SPECTACLE : « L'USINE À GAZ DE L'ANNÉE BLANCHE EST REMPLACÉE PAR UNE AUTRE USINE À GAZ »


Interrogé par France Culture le 4 septembre dernier, le sociologue Mathieu Grégoire (enseignant-chercheur université de Paris Nanterre. IDHES-CNRS), estime que le dispositif de prolongation des durées d'indemnisation pour les intermittents depuis le début de la pandémie a créé de très fortes inégalités. L'année 2022 pourrait être décisive sur l'avenir de leur régime spécifique, dans le cadre de la réforme de l'assurance chômage.
Voici les réponses apportées par Mathieu Grégoire, posées par France Culture.

Comment analysez-vous la décision prise dès mars 2020 d’accorder ce qui est devenue l'"année blanche" pour les intermittents du spectacle ? A-t-elle été bien pensée dès le départ ?
Cette décision a été pensée en urgence et elle a été une traduction de la parole présidentielle. On se souvient de cette réunion un peu survoltée au cours de laquelle le chef de l'État Emmanuel Macron encourageait les uns et les autres à enfourcher le tigre ! Cette parole s'est traduite par une prolongation des droits des intermittents, mais jusqu'à une date précise. Cela a provoqué des inégalités extrêmement fortes, entre ceux qui avaient renouvelé leurs droits récemment et ceux qui les avaient renouvelés de manière beaucoup plus ancienne, avec la création d'une sorte d'usine à gaz, alors qu'il aurait été plus simple de prolonger les droits d'un an pour tout le monde.
Pour répondre à cette usine à gaz, pour sortir des difficultés de l'année blanche, il a fallu trouver une autre usine à gaz. C'était le travail du rapporteur André Gauron et finalement nous avons un dispositif extrêmement compliqué. Avec tout un tas de mécanismes dérogatoires pour retrouver les 507 heures de travail dans une période plus longue, pour rattraper ceux qui n'auraient pas ces droits, en reprenant, en remobilisant une ancienne disposition qui s'appelle la clause de rattrapage. Ce système très compliqué a pour effet de rattraper les intermittents du spectacle dans leur diversité, mais selon une logique de filet de sécurité. En anglais, on distingue bien "safety" et "security". Pour les intermittents du spectacle, on est vraiment passé de "security" à "safety". C'est-à-dire avec l'idée de faire en sorte que les gens ne s'écrasent pas au sol, qu'ils disposent donc de revenus minimums, alors que leur situation est déjà extrêmement difficile.

Quel bilan peut-on tirer de cette "année blanche" ? Tous les artistes et techniciens dans l’impossibilité de travailler pendant des mois n’ont donc pas pu en bénéficier de manière équitable ?
Non, effectivement, ils n’ont pas pu en bénéficier de manière équitable. Certains avaient déjà leurs heures comptabilisées, ceux qui par exemple avaient 10 mois ou 11 mois d'ancienneté, d'ouverture de droits. Ils avaient déjà ou presque les 507 heures de travail qu’on leur demandait. Mais dans le même dispositif, au moment où la crise sanitaire est arrivée, il y avait aussi ceux qui venaient tout juste d’ouvrir leurs droits et qui ont vu toutes leurs heures être annulées, tout leur emploi être annulé. Certains artistes et techniciens répondent du coup aujourd’hui à tous les critères et d'autres sont quasiment à zéro ou presque, puisque l’activité n’a pas repris à la hauteur de ce qu'on aurait pu attendre. On a donc créé des inégalités de traitement. Ce qui justifie en réalité le fait d'avoir maintenant des dispositifs dérogatoires pour empêcher ceux qui se trouvent un peu par un hasard de calendrier dans une situation très difficile, de se retrouver absolument sans rien : sans revenu d’emploi ni revenu d’assurance chômage.

L’Unédic, dans un rapport publié en mars dernier, souligne que la branche du spectacle vivant est particulièrement touchée par la crise sanitaire. Quel bilan peut-on aussi tirer du soutien public, en l’absence de plan de création d’emplois que réclame notamment la CGT spectacle, après des mois de mobilisation, d’occupation de théâtres ?
La période qui vient est loin d'être une période de retour à la normale. On aimerait que ce soit le cas, mais en réalité il y a beaucoup de signes qui montrent que ce n'est pas le cas. D'un côté, on a des projets en grand nombre, avec une plus grande concurrence. Il y a une logique d'engorgement des projets. On l'a souligné en particulier dans le cinéma, avec beaucoup de films qui doivent sortir au même moment et trouver leur public. Mais c'est aussi vrai d’une certaine manière dans le spectacle vivant, avec des anciens projets, des nouveaux projets, des projets auxquels on renonce, de l'autocensure en se disant "de toutes façons, cela ne sert à rien d'aller à Avignon cette année, parce qu'on ne trouvera pas de professionnels pour nous programmer", etc. Et puis d’un autre côté, toutes les restrictions liées à la politique sanitaire suscitent une forte incertitude sur le retour du public. Avec les jauges, la peur éventuelle du public de retourner dans les salles, le spectacle se trouve pris en étau dans des difficultés dont on peut penser qu'elles vont durer encore quelque temps. Pour moi, les problèmes sont similaires dans les différents secteurs. Il y a plus d'inertie peut-être dans le cinéma qui suppose des projets beaucoup plus longs. Mais au final, l'idée est bien d'avoir un public qui assiste à un spectacle et dans les conditions qui sont celles de cette rentrée, c'est encore compliqué.
Pour l'emploi, il y a une aide qui est encore limitée et qui de toutes façons, on le sait bien, ne permettra pas de remonter la pente, de compenser les problèmes que connaît et que va encore connaître le spectacle dans les mois qui viennent. Il faut peut-être un plan de création d'emplois, mais il faut surtout que l'activité reprenne normalement et surtout maintenir un système d'assurance chômage qui a montré ses limites. La crise du Covid-19, de ce point de vue-là, a servi de révélateur de la fragilité de ce système des annexes 8 et 10. Cela me paraît être un élément important. L’année 2016 a été marquée par une grande victoire des intermittents du spectacle : leur régime a été non seulement sauvé, mais amélioré. Des revendications du mouvement social ont été largement pris en considération, mais il n'en demeure pas moins que pour un intermittent de spectacle, quand les choses vont mal professionnellement, on tombe au RSA, on sort de l'assurance chômage. Alors que pour un salarié lambda, pour un salarié "ordinaire", quand les choses vont mal professionnellement, on tombe d'abord dans l'assurance chômage.
Nous avons pu constater cette fragilité à grande ampleur avec la pandémie. C'est-à-dire que tout d'un coup l'ensemble des intermittents du spectacle auraient pu, selon les règles habituelles, se retrouver absolument sans rien, sans salaire et sans indemnité chômage. Cela explique donc la mobilisation sur les deux pans : de l'emploi et de l'assurance chômage. Mais la situation aujourd’hui est toujours très fragile d'un côté comme de l'autre. Il serait illusoire de penser que l'emploi suffira. Il faut que les deux pieds sur lesquels se fonde le marché du travail du spectacle soient d'aplomb : l'emploi et l'assurance chômage.

Avec la contrainte aujourd’hui du passe sanitaire, doit-on s’attendre à une reprise de l’activité plus difficile dans le privé que dans le public, dans le spectacle vivant ?
Oui, on peut penser que ce sera plus difficile dans le sens où le soutien étatique sera certainement moindre dans le privé que dans le public. Les questions de billetterie, de jauge, etc. seront beaucoup plus déterminantes dans le privé dont l’économie dépend plus de la billetterie que dans le spectacle vivant subventionné qui peut faire l'objet d'aides exceptionnelles face à la crise. Il y a aussi des aides pour les entreprises privées. Tout cela est à prendre en considération. Mais en même temps, ce sont des éléments sur lesquels il est difficile de jouer, c’est-à-dire qu’il y a aussi à un moment la difficulté de penser "emploi" sans penser le "travail".
Nous avons mené une enquête avec deux collègues sociologues, Vincent Cardon et Olivier Pilmis, au printemps. Les 1 051 intermittents interrogés dans cette enquête quantitative estiment qu'il est compliqué de travailler sans objectif, c’est-à-dire que l’emploi pour l'emploi, cela n'intéresse personne en réalité ! L’objectif est quand même bien de jouer devant un public, de vraiment travailler. Il y a une forme d'angoisse à travailler dans le vide, à répéter des spectacles qui n’auront pas lieu, à jouer devant des salles à moitié vide... L'activité et le retour du public dans les spectacles sont jugés plus importants au fond que l’emploi, pour les intermittents.

Que révèle également votre enquête ?
Cette enquête qui n’a pas encore été publiée porte sur les difficultés pendant les différents confinements des intermittents du spectacle. Cette expérience d’une forme d’oisiveté subie a été assez nouvelle pour ces artistes et techniciens qui, normalement, travaillent tout le temps, même dans leurs périodes chômées. Cette période extrêmement difficile a révélé un Cette période extrêmement difficile a révélé un sentiment d'inutilité et un sentiment de lassitude, ce qui n'est pas du tout surprenant. Mais nous avons aussi observé une forme de pessimisme par rapport aux annonces gouvernementales. L'enquête a été faite en juin, au moment où était annoncée la réouverture des théâtres, la reprise de l'activité. Parmi les intermittents que nous avons interrogés à propos de leur situation personnelle, 20% étaient optimistes sur l'avenir, 20% dans l'expectative et 60% vraiment pessimistes sur la suite des événements et sur la capacité de leur secteur à rebondir.
Un autre indice est important dans notre enquête, du côté des intermittents du spectacle qui nous ont répondu : 30% envisagent sérieusement une reconversion et en particulier hors du secteur. Tous ces indices montrent que la reprise telle qu'elle était annoncée à ce moment-là en juin, était loin pour les intermittents d'être considérée comme un retour à la normale.

Peut-on s’attendre à une chute du nombre d’intermittents du spectacle ?
Il y a toujours un fort turn-over chez les intermittents du spectacle. Beaucoup de gens se lancent et renoncent quelques années plus tard. Mais c’est vrai qu’un noyau dur de personnes parvient à faire carrière durablement. Il est clair que c’est ce noyau dur qui a été ébranlé par la crise sanitaire, avec effectivement des questions sur l'avenir et sur la fragilité au fond de ces carrières. Cela concerne des gens extrêmement qualifiés, qui ont fait leurs preuves professionnelles, mais qui demeurent toujours dans cette précarité, dans cette hypothèse possible de ne pas y arriver. C'est un élément de fragilité très important qui fait que certains, à l'occasion de cette crise, s'interrogent sur les reconversions possibles.

Le système d’indemnisation des intermittents du spectacle souvent décrié, jugé trop coûteux par ses détracteurs, est-il remis en cause par la réforme de l’assurance chômage ? Peut-il être maintenu et quels sont les possibles risques, en cas de changement de gouvernance ?
Il doit être maintenu. Mais nous sommes effectivement dans une situation doublement compliquée. Avec la crise sanitaire qui a montré les faiblesses du dispositif et qui a amené à constituer des dispositifs ad hoc, des rustines pour essayer de sauver les uns et les autres qui se retrouvent du coup dans un système largement fragilisé. Et avec les réformes en cours et celles à venir qui vont dans le sens d'une disparition de l'assurance chômage telle qu'on la connaît, c'est-à-dire une assurance chômage paritaire, gouvernée par les partenaires sociaux. Cela pose un gros problème du point de vue des intermittents du spectacle, parce que le maintien de leur système a été assuré historiquement par une lutte dans laquelle l'adversaire pour eux était le Conseil national du patronat français (CNPF) puis le Medef qui menaçaient régulièrement, tous les trois ans, de supprimer les annexes 8 et 10. Et dans cette lutte, le mouvement social trouvait souvent dans l'État un allié remettant les organisations patronales à leur place et revenant même à la charge pour aider les intermittents.
Le problème aujourd’hui est que c'est l'État lui-même qui attaque l'assurance chômage. C'est le gouvernement qui attaque l'assurance chômage en visant en particulier les intermittents de l'emploi, tous ceux qui ont des formes d'emploi proches de celles des intermittents du spectacle. Ce gouvernement souhaite donc aussi revenir largement sur la gouvernance de l'Unédic, en en faisant une instance consultative, dans l'hypothèse d’une réélection de M. Macron.
Avec la possibilité de se retrouver dans une caisse spécifique, une sorte de "réserve d'indiens" autofinancée, loin de la solidarité interprofessionnelle de l'assurance chômage
Les mois qui viennent sont importants puisque 2022 est supposée être l’année de fin de la convention actuelle, des règles actuelles. C’est une situation politique dans laquelle les intermittents du spectacle vont avoir des difficultés, en étant en porte-à-faux contre le gouvernement, avec la possibilité d’être dans des dispositifs contre lesquels ils ont toujours lutté : se retrouver dans une caisse spécifique, une sorte de "réserve d'indiens" autofinancée, loin de la solidarité interprofessionnelle de l'assurance chômage. Une caisse qui serait nécessairement fragile parce que financée uniquement soit par des subventions étatiques, soit par des cotisations de gens qui sont eux-mêmes pour partie chômeurs, qui ont à la fois des prestations et des cotisations. On risque donc de se retrouver dans une situation de fragilité extrême qui pourrait amener des logiques malthusienne, élitiste pour sélectionner - comme cela a déjà été tenté en 2003 - les "bons et les mauvais", les "vrais et les faux" et pour diminuer le nombre d'intermittents.
Les annexes 8 et 10 pourraient mourir, non pas de leur suppression, mais de la fin de l'assurance chômage "tout court" et donc d'un système fondé sur cette solidarité interprofessionnelle qui permet, par cette solidarité large à l’échelle de tout le salariat, de faire vivre ce dispositif de flexisécurité pour assurer à ceux qui sont dans la précarité de l'emploi, un petit peu de continuité de revenu.
Les annexes 8 et 10 représentent 1,3 milliards d’euros de prestations. Le budget du ministère de la Culture est de 3,8 milliards. Si on demandait au ministère de la Culture d'assumer ces prestations, soit environ un tiers de son budget actuel, ce serait astronomique par rapport à sa taille relativement modeste. Par ricochet, cela poserait donc aussi un problème sur le système tout entier.